Ce dossier, consacré aux plaisirs de la table dans la littérature, se limite à l’étude des scènes de repas et n’aborde pas la représentation de la nourriture de façon générale, car ce sujet est bien trop vaste. En effet, chez beaucoup d’écrivains, le champ alimentaire déborde des scènes de repas, par une utilisation très large de métaphores alimentaires.
1.1 Histoire des plaisirs de la table jusqu’au XIX° Pour qu’il y ait plaisirs de la table, il faut qu’il y ait commensalité (Voir Clin d’œil N°1), c’est-à-dire convivialité autour du repas. Le plaisir de manger se découvre en partageant un repas en famille, entre amis ou entre convives choisis. Les modalités de la prise des repas en commun ont a évolué à travers les âges.
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1.1.1. Dans la préhistoire
Aussi loin que nous remontons dans le temps, nous trouvons des traces de repas pris en commun. Les études préhistoriques montrent que l’homme vit alors exclusivement d’aliments crus qu’il se procure grâce à la cueillette, la chasse ou la pêche. Ces activités, qui sont pratiquées en commun, sont à la base de l’organisation sociale.
Par la suite, il y a à peu-près deux millions et demi d’années, la découverte du feu permet à l’homme de passer d’une nourriture crue à une nourriture cuite. Les parois de la grotte, où a été découvert l’homme de Tautavel, contiennent des scènes de repas pris autour du feu. Ainsi, le repas apparaît-il déjà comme un acte social. D’autre part, la découverte du feu marque l’invention de la cuisine proprement dite : découverte des différents modes de cuisson et fabrication d’outils adaptés.
Puis, dix mille ans avant notre ère, naît l’agriculture. Celle-ci conduit nécessairement à la sédentarisation des populations. Les repas font l’objet d’un travail collectif pour leur préparation et leur consommation, ce qui assure une plus grande cohésion sociale, avec l’établissement de règles que chacun doit respecter. Des villes commencent à se développer.
C’est au cours du néolithique, vers 3300 avant notre ère, qu’apparaissent les premiers signes de l’écriture cunéiforme, à Sumer, en Mésopotamie. L’art culinaire se diversifie grâce à la fabrication de la poterie.
1.1.2 Dans l’Antiquité
Dans la documentation iconographique et textuelle sur la civilisation mésopotamienne, on trouve peu de traces des repas ordinaires dont la fonction est simplement de se restaurer. Ce sont surtout des repas festifs, repas associés aux divertissements royaux ou aux rituels funéraires qui sont représentés. Ceux-ci ont une portée économique (redistribution des richesses entre les participants), idéologique (mise en scène de l’élite) ou politique (importantes décisions prises, contacts diplomatiques, célébration de victoires, etc.). Ils se caractérisent par un goût pour le luxe, une vaisselle précieuse et parfois des divertissements. Le roi n’est pas mêlé aux convives et semble manger seul à sa table. Les relations entre les participants sont codifiées. Y participent des hommes seuls, des personnes des deux sexes, ou plus rarement uniquement des femmes. C’est, vers le VII° avant notre ère, qu’apparaît la plus ancienne représentation du repas couché. Elle figure sur un bas-relief, dit « le banquet sous la treille », représentant le roi assyrien Assurbanipal (ou Sardanapale) et son épouse célébrant la victoire sur leur ennemi le roi élamite.
Chez les Egyptiens, on trouve des repas festifs organisés pour honorer les dieux, pour célébrer de grands évènements (naissances, mariages, certains rites religieux, et.) ou tout simplement pour le plaisir de recevoir. Dans les banquets (Voir Clin d’œil N°2), les convives sont installés par deux ou trois sur des coussins posés à même le sol ou sur des tabourets garnis de coussins, autour de guéridons où sont déposés les plats. Ils prennent la nourriture avec les doigts. Plusieurs fois, au cours du repas, des servantes présentent une cuvette et un vase afin qu’ils se rincent les doigts. Le repas est rythmé par la musique (harpe, flûte, tambourin, etc.), les chants et la danse. Chez les pharaons et les riches, les banquets sont l’occasion non seulement de faire une offrande divine, mais surtout un moment de fête gastronomique. Alors que le reste de la population est quasiment végétarienne, les riches peuvent alors s’offrir des viandes (surtout le bœuf), des volailles et des poissons, arrosés de bière, de vins et de liqueurs.
Chez les Grecs, il existe trois types de repas privés : l’akratismos, légère collation, le matin ; l’ariston, déjeuner sommaire, à midi ; le deipnon, principal repas, le soir. Pour honorer les dieux, pour marquer une union entre les individus ou bien pour célébrer de grands évènements religieux ou autres, les Grecs organisent de grands repas festifs où le deipnon est suivi d’une autre partie, le symposium, qui se déroule uniquement entre hommes et qui sert à célébrer Dionysos, le dieu du vin et des excès. Ce sont ces repas festifs en deux parties que l’on a l’habitude d’appeler « banquets ». Les banquets sont toujours l’occasion d’un sacrifice. En effet, on ne mange pas de viandes d’animaux domestiques qui ne soit sacrifiée rituellement par le mageiros, personne à la fois prêtre et boucher. Celui qui offre affiche beaucoup de luxe dans le décor, propose un nombre incroyable de plats différents et veille à maintenir l’effet de surprise auprès de ses invités. A cette époque, les convives mangent allongés à deux sur des lits et les mets sont disposés sur de grandes tables montées sur des tréteaux. Le service à table n’existe pas encore. Dans l’ordonnancement et le déroulement du repas, le rang de chacun est pris en compte. C’est durant le symposium que des spectacles (danse,
jonglerie, acrobatie, mime, théâtre, etc.) ont lieu au centre de la pièce où se tient le repas. Hormis les hétaïres (courtisanes ou prostituées), les femmes ne sont pas admises dans le banquet. C’est cette forme du banquet qui va se perpétuer à travers les siècles.
De la civilisation étrusque, qui domine une grande partie de la Péninsule italienne entre le XI° et le I° siècle avant notre ère, ne restent que des traces sur les objets funéraires retrouvés. On y découvre des représentations de banquets de la vie quotidienne et des banquets funéraires. Lors du banquet, divisé en deux parties comme en Grèce, les convives sont allongés, à la mode grecque, sur des lits de repos recouverts d’étoffes brodées. Mais, contrairement aux Grecs, les femmes y sont présentes, à l’égal des hommes. En effet, cette civilisation accorde à la femme un statut important : elle est mère de famille, maîtresse de maison, mais aussi compagne de vie, rôle que l’on ne retrouve jamais dans le monde gréco-romain.
Chez les Romains, il existe trois types de repas privés : le jentaculum, petit déjeuner très sobre, le matin ; le prandium, repas frugal, vers midi ; la cena, à la tombée de la nuit, servi dans le triclinum, avec ses trois services : hors-d’œuvre (gustatio), premier plat (prima mensa) et desserts (secunda mensa). Après le prima mensa, une offrande est faite aux dieux Lares qui protègent la famille. Chez les plus riches, la cena peut durer plus de trois heures et comporte des mets gras. Après les grandes conquêtes de l’Empire Romain, les Romains s’approprient la culture hellénistique de la table et l’adaptent à leurs propres besoins sociaux, culturels et politiques. Pour les riches citoyens, le banquet (le convivium) est alors un indicateur de la condition sociale, un modèle et un refuge des valeurs aristocratiques. L’art de la table devient un art complexe et délicat, dont l’échec signifie la rupture de la sociabilité. Dans l’espace où a lieu le convivium, la table centrale fait face à la porte d’où arrivent les invités et les plats grandioses. L’espace devant la porte est l’aire du spectacle. Durant les I° et II° siècles de notre ère, de somptueux banquets sont donnés par les empereurs et les grandes familles praticiennes, qui n’hésitent pas à se ruiner pour festoyer. Ils incarnent toute l’abondance et la démesure des plaisirs de la table romaine. Mais, alors que chez les Grecs, le vin, considéré comme une drogue sacrée, est servi après le repas, chez les Romains, mets et vins sont servis ensemble.
A la même époque, Les Evangiles, textes fondateurs du christianisme, sont pleins de récits de banquets, des noces de Canaa à la Cène. Il s’agit du banquet de type divin, qui s’oppose au banquet terrestre, se place sur le plan spirituel et offre une image idéalisée, celle des élus.
Ainsi, traditions païennes et traditions chrétiennes font-elles du banquet le centre de leur culte. Celui-ci est un moment fort de convivialité scellant une cohésion sociale qui se veut fraternelle ou bien confortant la hiérarchie sociale.
1.1.3 Pendant le Moyen-Age
Au Moyen Age, on compte deux repas par jour : le déjeuner (entre 10 et 11 heures du matin) et le repas du soir (entre 16 et 19 heures, selon les classes sociales). Le petit-déjeuner est réservé aux enfants, aux malades et aux travailleurs. Mais, à cette époque, l’homme est à la recherche constante de ressources alimentaires, car il est souvent confronté à la faim à cause des catastrophes naturelles, des guerres ou bien simplement de l’alternance des saisons. C’est pourquoi, dès qu’il le peut, il s’adonne aux joies du banquet : fêtes agricoles, naissances, mariages, etc. Ainsi, face au repas quotidien pour se nourrir, le banquet, repas d’apparat et de partage, prend-il une valeur positive et euphorique. Chez les nobles, on distingue plusieurs types de banquets dont le banquet médiéval profane et le banquet médiéval chrétien.
Le banquet médiéval profane est utilisé pour de délicates négociations et pour sceller un pacte. Il est un véritable instrument diplomatique au service de la paix. On parle de convivia qui peuvent durer plusieurs jours. Le banquet témoigne de tout un rituel laïc du repas partagé. Les nobles font étalage de leur puissance : abondance de nourriture, vaisselle luxueuse et nombreux convives, mais aussi de leur générosité avec la pratique du don et du contre-don (Voir Le Saviez-vous ? N°1). Les repas en position allongée sont abandonnés au profit de la position assise autour de tables montées sur des tréteaux, installées en U et recouvertes de nappes blanches que les convives utilisent pour s’essuyer. La table centrale, réservée à l’hôte et à ses invités de marque, est placée face à l’entrée et les convives sont assis d’un seul côté sur un banc, selon leur rang social, du plus élevé au moins élevé, à partir de cette table. Le banquet se compose de plusieurs services successifs : l’ouvre-bouche (salades ou fruits frais), les brouets ou potages, le rôt (viandes rôties accompagnées de sauces), la desserte (gâteaux, tartes ou flans), l’issue de table (fromages et gâteaux légers accompagnés d’hypocras) et le boute-hors (douceurs et épices pris dans une autre pièce). Lorsque les mets sont mis sur les tables, les invités se servent avec les doigts et disposent leur part sur un tranchoir (Voir Le Saviez-vous ? N°2). Comme il est possible de devoir partager son tranchoir, voire son verre, des règles d’hygiène et de courtoisie sont imposées. Le service est organisé par le maître d’hôtel, accompagné d’un panetier (chargé de préparer les tranchoirs et d’apporter le sel), d’un échanson (chargé du service du vin), d’un fruitier (chargé de servir les fruits secs) et d’un écuyer (chargé de couper le pain et de servir la viande). Alors qu’au début du Moyen Age, les arts du spectacle (musique, acrobaties, jongleries, mime, danse, poésie, etc.) accompagnent le repas, au XV°, ils s’en dissocient et se constituent en unités distinctes (intermèdes) offertes entre chaque service. Lors des banquets, l’alcool est consommé de façon immodérée, suite au développement important de la viticulture à cette époque. Le banquet médiéval peut aussi servir à la contestation temporaire du pouvoir, par une inversion carnavalesque. Dans ce type de banquet, le mangeur s’approprie le monde dans une oralité débridée où déferlent les pulsions habituellement sévèrement contrôlée : le désir, l’appétit et l’agressivité.
Pour les clercs, le banquet médiéval profane favorise toutes sortes de débordements (goinfrerie, ivrognerie, plaisirs de la chair) et s’oppose à l’harmonie et aux valeurs du banquet divin. C’est pourquoi, ils le stigmatisent et prônent le banquet médiéval chrétien, fondé sur la tempérance, l’humilité, la simplicité et la charité. Ils moralisent les pratiques conviviales et définissent un modèle du mangeur chrétien avec bénédiction, actions de grâce, jeûne le vendredi et pendant le Carême. Le poisson, supposé ne pas exciter les appétits charnels, devient la nourriture des jours maigres. Associé aux périodes de pénitence, il est imposé au moins pendant le tiers de l’année. Charlemagne et Saint-Louis sont des exemples du mangeur chrétien exemplaire.
A la fin du Moyen Age, le banquet apparaît donc comme un festin pourvoyeur de nourritures terrestres et célestes. Il repose sur deux pôles antagonistes mais complémentaires, constitués par le plaisir du corps et l’élan de l’esprit. C’est cette dualité qui va se conserver dans le banquet à travers les siècles.
1.1.4 Du XVI° au XVIII°
A la Renaissance, chez les nobles, sont donnés de nombreux repas mondains, véritables spectacles où chacun s’affiche afin d’être reconnu pour son rang. Le repas princier est mis en scène et observé par les spectateurs-convives, afin de montrer la puissance de l’Etat. Vers 1530, les bonnes manières font leur apparition, suite à la publication de l’ouvrage Civilitas morum puerilium (Manuel de civilité puérile) d’Erasme de Rotterdam, destiné à éduquer les enfants. A cette époque, sous l’influence de Catherine de Médicis (1519-1589), les tendances culinaires viennent d’Italie (gelées, pâtisseries, massepains, pain d’épices, nougat, etc.). La faïence fine, la verrerie et la fourchette à deux dents (Voir Clin d’oeil N°3) font leur apparition, mais on mange toujours avec les doigts. La table a maintenant des pieds fixes et les bancs sont remplacés par des sièges individuels. L’ordre du service est fixé : fruits, bouillies, rôts et grillades, puis desserts. La découverte du Nouveau Monde apporte tomates, maïs, chocolat, dinde, piments, haricots et pomme de terre. Alors qu’au XV° l’abondance caractérise le banquet, au XVI° ce sont le raffinement et la rareté.
Au XVII°, chez les nobles, les repas sont de plus en plus sophistiqués : buffets fastueux, richement décorés et très structurés, apparition de nouveaux mets exotiques (café, thé, etc.), de ragoûts et de sauces plus élaborées. C’est l’apogée du banquet en tant que forme artistique (Cf. les banquets de Louis XIV à Versailles). Les bonnes manières à table sont reconnues et respectées. Les couverts sont individuels : assiette, verre, serviette et fourchette à trois dents. Les mets sont disposés de façon symétrique sur les tables, recouvertes de nappes blanches. Les valets ne participent pas au service de la table, mais changent les assiettes sales. Seuls les gentilshommes ont le droit de servir la table royale. Tous les convives n’ont pas accès aux mêmes mets. C’est la préséance qui permet de déterminer qui a droit à quoi et c’est le travail des maîtres d’hôtel d’y veiller. Grâce à Versailles, ce type de service, appelé service à la française, devient un standard du savoir-recevoir à travers l’Europe. C’est à cette époque qu’apparaissent les premières salles à manger dans les hôtels particuliers de la noblesse avec le mobilier adapté et que le peuple découvre les premiers cafés (déjà 900 à Paris).
Au XVIII°, alors que la famine sévit toujours dans le peuple, les mets deviennent un marqueur social très utilisé par l’aristocratie. Après 1770, l’amélioration des conditions de vie, la révolution industrielle, les évènements politiques et la montée de la bourgeoisie bouleversent les représentations du repas et ouvrent la voie à une conception plus moderne de l’alimentation, avec la création des corporations des métiers de bouche (bouchers, tripiers et traiteurs) et l’apparition des premiers restaurants (Voir Clin d’œil N°4). La Révolution de 1789 marque un tournant important pour la gastronomie française. En effet, suite à l’exil des aristocrates, de grands cuisiniers, se trouvant au chômage, décident d’ouvrir leurs propres restaurants, principalement à Paris et surtout au Palais Royal, quartier à la mode (Les Frères Provençaux, Le Café Anglais, La Taverne de Londres, etc.). Paris devient alors la capitale gastronomique de l’Europe. Le service à la française étant peu adapté à la facturation des plats, les restaurateurs adoptent le service à la russe qui permet de servir les plats les uns après les autres.
1.1.5 Au XIX°
Au XIX°, l’élite sociale se compose de la haute bourgeoisie (banquiers, etc.) et de la nouvelle bourgeoisie (industriels, etc.). La première continue de recevoir chez elle et véhicule les manières qu’elle avait déjà sous l’Ancien Régime. Dans les banquets qu’elle donne, tout comme dans le banquet traditionnel, il est toujours question pour l’hôte d’étaler sa richesse et pour les convives de briller intellectuellement. Quant à la seconde, ses revenus lui permettent l’accès aux mets de luxe du siècle précédent, mais elle ignore le savoir-vivre et les bonnes manières de la table. N’osant pas encore afficher un train de vie trop luxueux chez elle, mais voulant se montrer et prouver que son capital lui permet d’avoir des goûts de luxe, elle mange au restaurant et fréquente les meilleurs tables de Paris. C’est grâce à elle que les restaurants tournent. Tout au long du XIX°, elle cherche à imposer ses habitudes pour légitimer et renforcer sa nouvelle position. Parmi les valeurs qu’elle promeut, certaines ont un lien direct avec les représentations du repas. Son goût pour ce qu’il y a de meilleur et le développement des marchés et des restaurants conduisent à une nouvelle révolution gastronomique. Contrairement à la haute bourgeoisie, elle ne recherche pas de capital culturel : les discussions intellectuelles laissent la place à l’orgie et à la nourriture charnelle. Cependant, la prise des repas reste soumise à un code pulsionnel, qui se caractérise par la division entre le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public, la contention et le laisser-aller.
Cependant, jusqu’au milieu du XIX°, se nourrir reste une hantise quotidienne pour la majorité des gens. C’est pourquoi, le plaisir de manger, quand il est possible, rime avec abondance de nourriture et banquets interminables. C’est l’amélioration de la production agricole, la découverte de l’appertisation (Voir Le Saviez-vous ? N°3) et la naissance de l’industrie agro-alimentaire (apparition de la margarine) qui permettent d’enrayer les grandes famines. Beaucoup plus de produits (locaux, d’Outre-mer et exotiques) arrivent sur les marchés grâce à l’amélioration des transports (aménagement des routes et utilisation des voies d’eau) et la réfection des Halles de Paris (construction d’un réseau ferroviaire en sous-sol pour un arrivage direct des denrées). A partir de 1860, les restaurants sont accessibles aux revenus modestes.
1.2 Le discours social sur la nourriture jusqu’au XIX°
Il s’agit ici de se référer au discours social sur la nourriture, qu’il soit chrétien (écrit par les clercs) ou laïc (livres pour enfants ou guides).
1.2.1 Avant le XIX°
Le traité culinaire le plus ancien est un livre de cuisine mésopotamien qui nous est parvenu sur trois tablettes cunéiformes datant du II° millénaire avant notre ère (vers 1700). Jusqu’au Haut Moyen Age, la cuisine est assez mal connue. C’est, à partir du XIII°, qu’elle se fait connaître grâce aux écrits des chroniqueurs, aux livres de médecine, aux guides des bonnes manières et aux livres de cuisine. Il existe deux recueils célèbres datant de cette époque : le Mesnagier de Paris (1392-1394), ouvrage d’économie domestique et culinaire, écrit par un bourgeois parisien, pour sa jeune épouse ; le Viandier (1375), livre de recettes du grand chef Guillaume Tiruel, connu sous le nom de Taillevent, premier queux de Charles V. A partir du XVI°, les livres de cuisine se multiplient grâce à l’invention de l’imprimerie. Au XVII° et au XVIII°, la littérature gastronomique se développe considérablement.
1.2.2 Au XIX°
Au XIX°, l’art culinaire jouit d’une importante popularité, surtout dans la deuxième moitié du siècle. Le discours gastronomique se développe sous trois formes principales : le discours normatif des manuels de bonnes manières et de savoir-vivre et des traités d’hygiène alimentaires s’adressant à tous ceux qui ne connaissent pas la norme sociale (enfants, paysans, ouvriers et petits bourgeois peu éduqués) ; les livres de cuisine et les écrits gastronomiques (guides, publicités pour restaurants, etc.) réservés aux lecteurs possédant déjà la norme.
Comme la bourgeoisie ne connaît pas le code des bonnes manières, paraissent des manuels, écrits dans le but de l’aider et de l’éduquer, comme L’Almanach des gourmands (1803-1812) et Le Manuel des amphitryons (1808) de Grimod de la Reynière ou la Physiologie du goût (1825) de Brillat-Savarin qui devient le chantre d’un nouvel hédonisme et qui définit la gastronomie (Voir Clin d’œil N°5). Sont aussi publiés de nombreux ouvrages écrits pour les jeunes ménagères ayant reçu une éducation afin d’être de bonnes maîtresses de maison. C’est à cette époque que se sont installées les traditions sur les plats typiques transmis de mères en filles. Les manuels d’économie domestique portent non seulement sur l’utilisation des aliments et les repas, mais aussi sur la bonne gestion domestique, sur l’utilisation judicieuse des ressources, sur la santé, sur les rôles sexuels, sur la dépense et les aliments adaptés au milieu social de chacun. Afin de maintenir la cohésion de la société, avec une nette division entre la bourgeoisie triomphante et les classes ouvrières, ces manuels visent à créer une norme du repas à la fois relationnelle, pulsionnelle, économique et identitaire. Le repas familial est alors fortement idéologisé, car il valide le mode de vie bourgeois. Le banquet est présenté en général sous une forme euphorique et peut aller jusqu’à la ripaille. En effet, manuels de savoir-vivre proposent une norme pulsionnelle fondée sur un équilibre délicat entre le laisser-aller gaulois (permissivité accordée uniquement aux hommes des classes aisées) et la puritaine retenue bourgeoise. Discours alimentaire et discours sexuel y sont étroitement liés. Lorsque le repas est présenté sous une forme négative, c’est pour donner une leçon de morale (alcooliques, goinfres, etc.) et renforcer la norme sociale. Après 1870, au moment de l’imposition de l’instruction obligatoire, les cours d’économie sociale sont introduits dans le cursus scolaire des filles.
De leur côté, les grands chefs cuisiniers, comme Carême, Audot, Archambault, Dubois et Bernard, Vuillermot ou Favre, rédigent des traités de cuisine qui posent les bases de la cuisine moderne. En dehors de leur œuvre romanesque, certains écrivains s’intéressent aussi à la nourriture et à l’art gastronomique. Balzac publie une Physiologie gastronomique (1830), disserte sur le café dans son Traité des excitants modernes (1835) et publie un recueil de textes gourmands, La gastronomie française ou l’art de bien vivre (1838). Alexandre Dumas, l’un des plus fins gourmets de son siècle, publie, en 1872, son Grand Dictionnaire de cuisine où il entremêle recettes, souvenirs personnels et anecdotes. Talleyrand convainc les notables du monde entier de la supériorité gastronomique de la France.
Enfin, les écrits gastronomiques détaillent, sur un ton plaisant, les plaisirs raffinés da la bonne chère et prescrivent l’étiquette et les dernières modes alimentaires. Les guides des restaurants et les répertoires d’adresses gourmandes mentionnent les différentes spécialités, les prix pratiqués par les restaurants, favorisent la compétition entre les restaurants et permettent aux Parisiens de connaître les restaurants à la mode ou aux étrangers de savoir où bien manger. Alexandre Dumas est le créateur du premier journal gastronomique : Le Gourmet qui paraît à partir de 1831. En 1900, c’est la création du premier Guide Michelin.
1.3 Les scènes de repas dans la littérature
Que ce soit dans la poésie, au théâtre, dans les contes, les fables ou le roman, la littérature a marqué, selon les époques, plus ou moins d’intérêt, pour la nourriture et les scènes de repas.
1.3.1 Avant le XIX°
L’univers culinaire et le théâtre coexistent depuis l’Antiquité (Voir Le Saviez-vous ? N°4). Dans le théâtre grec antique, contrairement à la tragédie, qui, à cause de la règle de bienséance, ne peut que relater les repas, la comédie utilise, sur scène, les aliments et les boissons, la préparation de la nourriture, les ustensiles de cuisine, l’acte de manger et de boire ou bien les repas festifs pour pouvoir commenter et critique, de façon prudente, des évènements sociaux ou politiques. La comédie romaine offre un intérêt encore plus grand à la représentation de la nourriture. Il en est de même dans théâtre élisabéthain : chez Shakespeare, les personnages boivent et mangent sur scène (Hamlet, Macbeth, Henry V) et les scènes de banquets sont très fréquentes. En Italie, dans la Commedia d’ell Arte, la nourriture occupe une place importante. Les serviteurs, les Zanni, ont tout le temps faim. En France, à l’époque classique, on pense qu’aucune expression artistique ne doit montrer l’existence des fonctions quotidiennes, considérées comme obscènes, aussi la tragédie exclut le boire et le manger de la scène, ou alors y fait seulement allusion (Cf. Britannicus et Esther de Racine). En revanche, les pièces de Molière sont très riches en références culinaires pour caractériser les personnages et produire un effet comique. Par exemple, dans L’Avare, Harpagon, à cause de sa radinerie, a une relation problématique avec la nourriture. Dans Le Bourgeois gentilhomme, le festin monté sur scène constitue un commentaire sur les rapports entre les classes sociales. Dans Don Juan, trouver à manger est une préoccupation essentielle pour Sganarelle.
Par contre, l’univers culinaire n’a pas toujours été en harmonie avec la prose. Au Moyen Age, la littérature romanesque (Cf. Le Roman de Renart) se caractérise par une profusion du vocabulaire alimentaire, car les gens sont obsessionnellement en quête de nourriture (époque des grandes famines). D’autre part, la nourriture a toujours été au cœur de la littérature merveilleuse, que ce soit dans les romans de chevalerie (Les cycles du Roi Arthur, Tristan et Yseult, etc.) ou dans les contes. Au XVI°, avec l’humanisme, on assiste à un engouement pour la nourriture, la boisson et aussi la sensualité dans les textes littéraires, dont le parfait exemple est chez Rabelais avec les aventures de ses géants Gargantua et Pantagruel. On y retrouve le banquet carnavalesque, ripaille joyeuse, gloutonne et effrénée. Mais, au XVII°, la littérature dite classique ne s’intéresse pas au boire et au manger, notions bien trop matérielles Elle nourrit l’esprit, alors que la nourriture nourrit le corps. Une scission se fait alors : l’esprit s’accorde avec l’écrit, le boire et le manger avec l’oralité. Lorsque le repas est mentionné, il l’est pour des raisons le plus souvent narratives, comme, par exemple, pour exprimer la chronologie dans le récit (« avant le déjeuner », « après le dîner », etc.). Mais, la nourriture est toujours présente dans les contes (comme ceux de Perrault), où elle est souvent utilisée comme élément magique. Au XVIII°, le roman libertin (Fromentin, Laclos, Casanova, Sade, Crébillon fils, etc.) n’hésite pas à mettre en scène le boire et le manger. C’est avec lui que les plaisirs de la table font leur entrée en force dans la littérature. Le plus souvent, le repas est une doublure honnête de la scène d’amour. En effet, il est moins risqué, pour ne pas être victime de la censure, de remplacer une scène d’amour par une scène de repas, tout aussi évocatrice. Cela est pratiquement devenu une convention dans ce type de littérature : le repas sert de prélude à l’acte sexuel.
Sans que cela soit forcément un motif récurrent dans leurs œuvres, les poètes écrivent aussi des poésies consacrées aux plaisirs de la table, surtout aux vins et aux nectars. D’autre part, dans ses Fables, La Fontaine met la nourriture à l’honneur (Cf. Le Glouton).
1.3.2 Au XIX°
Dans la première moitié du XIX°, les plaisirs de la table ne sont que très lentement représentés dans la littérature. En effet, pour un certain romantisme du début du siècle, la nourriture, au même titre que les réalités physiologiques, est occultée. Des écrivains comme Stendhal y sont encore hermétiques. Chez d’autres, les scènes de repas sont utilisées à des moments stratégiques du parcours du héros, pour métonymiser sa situation. Ils sont des moteurs du récit, mais ne font pas sens en eux-mêmes. C’est Balzac qui, le premier, a compris l’intérêt pour un romancier, de faire entrer les plaisirs de la table dans la littérature. Mais, s’il nous fait découvrir la France de son époque à table, les scènes de repas ne sont pas là pour problématiser tel ou tel enjeu, mais sont le fait d’un réalisme historiquement ancré et en phase avec le discours de son époque. Le plus souvent, elles sont décrites brièvement. Lorsqu’elles le sont longuement, Balzac s’intéresse plus aux conversions qu’aux mets, pour montrer les travers de la société contemporaine. Par contre, dans la deuxième moitié du XIX°, la littérature romanesque, s’ouvre plus largement à la représentation des plaisirs de la table avec des écrivains comme Flaubert, Zola, ou Maupassant. Ceux-ci mettent en scène les repas, de façon très détaillée, parce qu’ils y découvrent de véritables foyers de sens pour problématiser les enjeux relatifs au mode de vie de la société contemporaine. La nourriture, considérée comme obscène d’une esthétique idéaliste, devient alors un des thèmes majeurs du réalisme et du naturalisme, qui revendiquent le droit de tout dire. Chez eux, le motif du repas devient un motif quasi-obligé : ce n’est plus un thème évoqué ou un topos figé, il est inscrit dans le temps de la narration et développé, sur le mode de la scène, pour aborder des problèmes comme : la famille toute puissante et aliénante, les rapports de pouvoir, la pauvreté et la richesse, la lutte pour la vie, les progrès déstabilisants de la science, etc. Il est un moment de cristallisation du récit où les évènements, heureux ou malheureux culminent.
Cependant, la représentation du boire et du manger existe dans d’autres types de romans. Dans la littérature merveilleuse, citons les contes de Grimm ou d’Andersen ou bien encore Alice au pays des merveilles(1865) de Lewis Carroll, où la nourriture est omniprésente, car elle fait partie intégrante de l’intrigue et de sa construction, avec le pouvoir magique des aliments de faire grandir et rétrécir la gourmande Alice. Du côté de la littérature champêtre, George Sand se plaît essentiellement à décrire des repas campagnards plus idylliques que réalistes. Dans la littérature pour enfant, citons l’œuvre de la Comtesse de Ségur où la nourriture joue un rôle important, comme par exemple dans Les Malheurs de Sophie, où Sophie très gourmande ne pense qu’à manger (Cf. L’épisode des fruits confits).
Plus rarement, les plaisirs de la table apparaissent dans la poésie. Citons tout particulièrement Apollinaire pour lequel la poésie est un moyen d’habiter plus intensément le monde tel qu’il est. Il dément le cliché selon lequel le poète reste dans les hauteurs de son imaginaire et ne s’intéresse pas au monde extérieur, bas et dégradant. Il exploite le quotidien et le fait entrer dans la poésie, comme dans son poème Le Repas. Il opère ainsi une subversion de ce qui est traditionnellement accepté comme création artistique. Chez les autres poètes, ce sont plutôt des poèmes consacrés à certains aliments ou au vin que l’on rencontre (Cf. Baudelaire : Le Gâteau, L’âme du vin, etc.)
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